Foto: Jef Rabillon
Suzanne Daumann
La Ville Morte d’Erich Wolfgang Korngold (1897 – 1957) est de ces œuvres
qui vont bien au-delà du divertissement musical. Entre réflexion et émotion,
cet opéra aborde les grands sujets de l’humanité, la vie, la mort, l’amour. Créé
en 1920, il n’a rien perdu de son actualité. À Bruges, vieille ville figée dans le passé, vit Paul, le veuf, figé lui aussi dans
le passé par le deuil
de sa femme. Dans sa maison, il a transformé sa chambre en temple à sa
mémoire : il y retrouve ses objets, son portrait, et une tresse de ses
cheveux. Un jour, il rencontre Marietta, une jeune danseuse, belle et vivante,
qui ressemble étrangement à la défunte Marie. Leur liaison va le conduire à la
jalousie, aux confins de la folie, et finalement il apprendra à lâcher prise et
retourner à la vie. Cette production de l’Opéra National de Lorraine, reprise fort heureusement
par Angers Nantes Opéra en ce printemps 2015, va droit à l’essentiel. Une
équipe congéniale maintient un équilibre parfait
entre émotion et réflexion : La mise en scène de Philipp Himmelreich
montre sans détours la solitude essentielle des personnages dans leur monde.
Pour les actes I et III dans la maison de Paul, Raimund Bauer a construit une
scénographie aussi simple qu’efficace. La scène montre six fois exactement la
même pièce, trois au-dessus les trois autres, meublé six fois par le même
fauteuil, la même lampe. Chacun des personnages évolue ainsi dans son espace
isolé, les dialogues et actions scéniques sont mimés à distance, jusque dans
les actes d’amour entre Paul et Marietta. Les lumières de Gérard Cleven
baignent ces pièces de différentes couleurs, selon la
couleur musicale du moment. Ainsi se crée une ambiance particulière, oscillant entre
rêve et réalité, qui sied parfaitement à cette œuvre. Le portrait de Marie est
une projection vidéo du visage de la jeune femme qui incarne Marietta. Lors de
la scène finale de l’acte III, cette projection va imperceptiblement
s’agrandir, renforçant ainsi de manière habile et nullement superflue
l’angoisse de l’action. La distribution est tout aussi excellente : Daniel Kirch chante la
partie de Paul. Ténor lyrique, suave et viril à la fois, il ne s’épargne point.
Il se lance sans peur dans les gouffres émotionnels de son personnage, traduit
ses émotions sans jamais en faire trop, et sait ménager ses forces à travers
maintes forte et fortissimo et garder l’énergie nécessaire pour le poignant
final qui émeut aux larmes. Sa partenaire, la soprano Helena Juntunen dans le
rôle de Marietta est tout aussi admirable. Belle, blonde, voix cristalline et
souple, elle danse, elle se prête avec grâce aux acrobaties des jeux de
scène. Elle incarne avec brio cette
lointaine cousine de Carmen et de Violette Valéry. Comme elles, elle
est séduisante, elle aime l’amour sans fausse pudeur, comme elles, elle doit
affronter la mort, bien que ce soit d’une autre manière. Elle a affaire à
l’épouse morte de son amant, la façon dont celui-ci s’est figé dans le passé,
qu’il a cessé de vivre lui-même, il est comme mort. Par leur liaison, elle le
ramène donc à la vie. Remarquables aussi les seconds rôles : Maria Riccarda Wesseling,
mezzo-soprano, chante la partie de la servante Brigitta, et c’est bien dommage
qu’elle n’ait pas plus à dire ! Le baryton Allen Boxer dans le rôle de
l’ami Frank est chaleureux et convaincant, et John Chest chante la chanson de
Pierrot avec une nostalgie presque insoutenable. Cet effet est renforcé par le
déguisement absurde qu’il porte, qui n’a rien à voir avec le Pierrot classique.
Toute la scène devant la maison de Marietta, hallucinée par Paul, ressemble à
une danse macabre lascive. Thomas Rösner dirige l’Orchestre National des Pays de la Loire avec une rare
intensité. Ils tiennent le suspense dans cette partition hantée de la première
à la dernière note. Une soirée mémorable, une expérience forte, cette Ville Morte, dont on ne
sort pas indemne pour peu qu’on ait dû faire face un jour à la perte d’un être
cher. Une soirée hantée qui ne nous lâchera pas de sitôt. Bravi tutti, merci pour un grand moment d’opéra !
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