Foto: Jef Rabillon
Suzanne Daumann
Il est des œuvres qu’il est impossible de dissocier de leur époque et du
destin de leurs créateurs. Der Kaiser von
Atlantis en fait certainement partie : écrit et créé dans le camp de
concentration de Terezin, par un compositeur qui fut assassiné à Auschwitz, cet
opéra est un cri poignant, venu du cœur de l’enfer, un cri pour la paix. Le livret de Petr Kien, lui aussi prisonnier à Terezin, a la poésie de
certains cauchemars : La Mort rencontre Arlequin, alias le rire, alias la
vie, et lui déclare en avoir assez de la mécanisation de son travail. En fait,
elle refuse de continuer son œuvre. L’Empereur Overall (jeu de mots sur le
terme « Overall », en allemand un bleu de travail, mais qui veut dire
en anglais « par-dessus tout ») vit isolé du monde dans son château.
Un haut-parleur lui sert de lien avec l’extérieur, et le Tambour transmet ses
ordres à la population. Alors que l’empereur vient de déclarer la guerre de
tous contre tous, il apprend que les soldats et les condamnés à mort ne meurent
plus. Deux soldats s’affrontent sur le champ de bataille. Lorsque l’un deux
s’aperçoit que son adversaire est une fille, il en tombe amoureux. La Mort
vient retrouver l’Empereur pour lui expliquer que son rôle dans le monde n’est
pas d’apporter la terreur, mais la paix. Pour finir, tous chantent un choral
pour invoquer un nouveau commandement : Tu n’invoqueras point le nom de la
Mort en vain. Le langage musical de Viktor Ullmann suit à la trace les propos
du texte. Ullmann utilise tous les moyens de son époque, un peu de music-hall,
on pense à Weill, à Strauss, puis vient un chant populaire… Au début il y a
donc beaucoup de Sprechgesang, cuivres stridents, ce n’est pas de tout repos.
Les interventions du Tambour ont quelque chose de la prosodie hystérique de
Hitler, et l’on se demande comment une seule représentation de cette œuvre
a seulement pu se faire. À mesure que l’œuvre avance, des motifs plus doux
émergent, et le choral final d’une beauté irréelle est totalement bouleversant. Louise Moaty a trouvé une mise en scène qui respecte et traduit la beauté
cauchemardesque de l’œuvre. Un simple échafaudage sur une scène quasiment nue,
avec trois grands éléments en tissu blanc, moitié parachutes, moitié méduses,
qui s’agitent, montent, descendent, en fonction de la scène. Les costumes
d’Alain Blanchot sont très sobres et sombres aussi, seulement le Tambour porte
une robe d’un rouge éclatant. L’Ensemble Ars Nova sous la baguette de Philippe Nahon sert la partition
avec beaucoup de flair et finesse. Dommage que lors de leur premier échange et Sébastien Obrecht (pourtant remarqué dans d’autres circonstances),
Arlequin, et Wassyl Slypak, La Mort,
ont un peu de mal avec leurs aigus. Nous sommes à la dernière représentation,
les voix ont peut-être souffert lors des précédentes et le ténor et la basse
doivent tenir deux rôles chacun… Qu’à cela ne tienne, un peu plus tard, tous
deux sont impeccables, ainsi que tout le reste de la distribution : Pierre-Yves Pruvot, baryton, est un
Empereur Overall convaincant, la mezzo-soprano Anna Wall donne juste la bonne dose de démence hitlérienne à son
Tambour, la soprano Natalie Pérez
est adorable comme Bubikopf, la jeune fille, et quand tous s’avancent dans le
choral final, il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas pleurer avec eux
sur l’état du monde et nos espoirs de paix toujours de nouveau bafoués. L’on sort donc dans la nuit, le cœur gros, en remerciant Angers-Nantes
Opéra d’avoir programmé cette œuvre, et en souhaitant que toutes les grandes
maisons en fassent autant, et que tous les généraux et marchands d’armes du
monde aient un jour l’occasion de faire cette expérience bouleversante.
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