Suzanne Daumann
Pour sa mise en scène de cette production de l’Opéra de Nancy, datant de
1997 et fort heureusement reprise ici, Alain Garichot se base sur les paroles
de Tchaïkovski même. Celui-ci écrit en 1877 dans une lettre : « … Il
me faut une mise en scène sans luxe, mais qui corresponde rigoureusement à
l’époque. Les costumes doivent obligatoirement être de l’époque où se passe
l’action (c’est à dire les années 1820). … » Costumes d’époque donc, et des décors minimalistes, par Elsa Pavanel : des
troncs nus, marqués comme du bois flotté, symbolisent la campagne, mais aussi
l’inexorabilité du temps et du drame qui va se dérouler. Un arrière-plan bleu,
quelques meubles, et un jeu de lumières habile, c’est tout ce qu’il faut pour
les Actes II et II. Les beaux costumes de Claude Masson permettent de
distinguer les personnages : Eugène Onéguine est très élégant en frac,
haut-de-forme, et pantalons et bottes de cheval – un country gentleman comme
il faut. Élégant, arrogant et hautain, cet Onéguine n’est pas sans nous
rappeler un autre grand personnage de la littérature de son époque, Mr Darcy.
Le baryton Charles Rice l’interprète de façon très convaincante. La mise du
poète Lenski est tout juste correcte en comparaison, avec son habit noir un peu
chiffonné. C’est un poète, voyons, et le ténor Suren Maksutov lui donne
profondeur et sensibilité, très poignant dans son air de l’Acte II. Poignant
aussi le petit duo avec Onéguine – tout le désespoir des deux amis y est. Du côté des dames, la nourrice Filipievna,
interprétée par l’excellente mezzo-soprano Stefania Toczyska, se distingue des
maîtresses de la maison par une coiffe et une robe couleur miel qui reprend
discrètement les habits des paysans, en cinquante nuances de beige. Les dames
Larina se présentent d’abord en robes simples et campagnardes, dans les tons
clairs pour les filles, un peu plus sombre pour la mère, plus tard en grandes
robes de bal. Leur jeu de scène lors de l’arrivée de leurs visiteurs rappelle
encore la mère Bennet et ses filles, et l’attitude romantique de Tatiana la
définit comme une cousine lointaine de Marianne Dashwood. Mais oui, les
systèmes politiques étaient encore les mêmes presque partout en Europe. Gelena
Gaskarova, soprano, est Tatiana. Avec une voix ample et lumineuse, elle
maîtrise tous les aspects de son rôle, l’on oublie de respirer lors de la scène
de la lettre, et l’on ressent sa honte quand Onéguine la repousse plus tard. Le
remarquable contralto Claudia Huckle donne vie et voix à Olga, et l’on regrette
que sa partie soit si petite. Remarquable aussi la mezzo-soprano Diana Montague
dans le rôle de Mme Larina. L’Acte III se déroule sur une scène nue, avec une
énorme lune projetée à l’arrière-plan. Nous y rencontrons le comte Gremin,
interprété par Oleg Tsibulko, qui chante son air avec une voix de basse de
velours noir. Chaque membre de la distribution est entièrement à son personnage, et
ainsi, porté par la musique douce-amère de Tchaïkovski et la direction d’orchestre
subtile et discrète de Łukasz Borovicz, se déroule le drame fascinant, cet
engrenage meurtrier de conventions sociales dans lequel tous sont finalement
victimes. Il n’est pas étonnant que
cette œuvre soit si populaire, avec un livret psychologiquement si juste, et sa
musique qui suit ce livret à la trace. Ce soir, la mise en scène suit la
musique à la trace. Ainsi nous assistons à un spectacle intelligemment poignant
et efficace. Nous sortons dans la rue, un peu mélancolique, et pleine la tête de musiques
– et de questions. Si Mr Darcy n’avait pas été sauvé par Elizabeth, aurait-il
fini comme Onéguine, aurait-il peut-être même tué en duel son ami
Bingley ? Olga, qu’est-elle devenue ? Et : Comment la Russie
nous est devenue si lointaine, si inconnue, alors qu’il fut un temps où elle
faisait partie d’une Europe autrement unie ?
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