Foto: Jef Rabillon
Suzanne Daumann
En écoutant l’une ou l’autre des versions de l’histoire d’Orphée, que ce
soit Monteverdi, Gluck ou Telemann, l’on se demande parfois si Euridice ne
ferait pas mieux de rester au royaume de Pluton. Qui sait, elle pourrait s’y
plaire, après tout. Chez Crémieux et Halévy, c’est ainsi que les choses se
passent : Euridice a une affaire avec le berger Aristée qui n’est autre
que Pluton, et finit par l’enlever. Orphée en est fort aise, puisque de son
côté il n’était pas un modèle de fidélité non plus. Cependant, l’Opinion
publique le pousse à partir à la recherche de l’épouse. En passant par l’Olympe
où les dieux font leur ménage habituel, ils arrivent dans à Hadès. Euridice y
est enfermée dans le boudoir de Pluton et s’ennuie ferme. Tiraillée entre époux
et amant, elle en choisit un autre et devient Bacchante. Cette dérive irrespectueuse est du pur Offenbach, rythmée, enlevée, légère
sans tomber dans la superficialité. Elle est servie avec aplomb et minutie par Laurent Campellone et
l’Orchestre National des Pays de la Loire, ainsi que par une distribution
glorieuse. La mise en scène de Ted Huffman situe le tout dans un Grand Hôtel, style
années 30, meublé à la grecque. Une vaste salle abrite tour à tour le foyer où
se déroule l’Acte I, ensuite l’Olympe dans une espèce de salle de conférence,
enfin l’Enfer dans le bar. C’est un grand ascenseur dans le fond de la salle,
presque un personnage à part entière, qui relie le tout. Ces décors et les
costumes géniaux sont dus à Clement & Sanôu et leur équipe et mériteraient
des standing ovations à eux seuls. Le chœur, c’est le personnel de l’hôtel, pages et femmes de ménage,
Euridice et Orphée sont en habit de rue, des clients parmi d’autres. Le tout
démarre en douceur, avec les personnages centraux qui se présentent et
expliquent leur situation. C’est
l’Opinion publique qui vient en premier. La mezzo-soprano Doris Lamprecht
l’incarne à la perfection, sachant prendre des intonations parfois âpres, tout
en sévérité, en restant musicale et ronde de voix. Euridice est jouée par la
jeune soprano Sarah Aristidou, pleine de grâce, vocalement et personnellement.
Elle maîtrise les coloratures ironiquement exagérées avec aisance et joie. Son
Orphée, le ténor Sébastien Droy à la belle voix chaude et naturelle, est un
beau gosse quelque peu casse-pieds avec son violon. Les choses commencent à
devenir plus dramatiques quand il plante une vipère dans un pot de fleurs et
Euridice se fait mordre. L’orchestre suit cette dramaturgie et prend un envol
qui va se poursuivre jusqu’au final. Le berger Aristée va dévoiler sa vraie
identité de Pluton, libérer une crinière filasse de dessous son képi de page et
enlever Euridice dans son royaume des ténèbres. Au second tableau, chez les
dieux de l’Olympe, tout prend un aspect diaboliquement absurde. Les dieux, ce
sont des personnages dorés, dodus et bien confortables dans leur Olympe aux
éternelles histoires d’amour et de jalousie. Pluton seul détonne, il porte à
présent un long manteau noir en tissu léger aux larges manches, sur une
combinaison bleue et noire, et des bottes style punk. Dans son dos, une paire
d’ailes de plumes et d’os s’ouvre parfois, suivant ses mouvements. Il est
accompagné par trois Cerbères, joués avec brio par trois figurants qui méritent
un bravo particulier : Alban Gérôme, Antoine Orhon, Benjamin Thomas.
Mathias Vidal incarne ce Pluton, et il s’en donne à cœur joie de jouer les fils
rebelles et anges déchus. Sa voix est chaude, claire, intense, et sa présence
scénique tout à fait impressionnante. En toute discrétion, ce chanteur est un
des meilleurs en France aujourd’hui. Des voix divines se cachent aussi dans les
costumes absurdes et attachants de la famille olympienne. Des barytons merveilleux
de Franck Leguérinel, un peu plus grave, très jovial en Jupiter joufflu, et
Marc Mauillon, baryton léger, qui a délaissé la musique baroque pour batifoler
en Mercure magnifique dans cet Olympe baroque. Les sopranos des déesses dorées
Diane – Anaïs Constans, Vénus – Lucie Roche, Minerve – Mathilde Nicolaus et
Junon – Edwige Bourdy sont douces,
dorées et quelque peu similaires. Jennifer
Courcier enfin campe un Cupidon
adorable, un vrai putto baroque. Tout cela est délicieux et on s’amuse ferme,
sur scène comme dans la salle. La deuxième partie recèle encore d’autres
trésors. Le rideau se lève sur le Tableau 3, Euridice s’ennuie toute seule au
bar de l’hôtel. Un certain John Styx, un serviteur de Pluton, apparaît et lui
fait la cour. Il a l’apparence d’un porc-épic et le ténor Flannan Obé le rend
effectivement épique : doux de voix, attendrissant de regard, il est
simplement charmant. Euridice cependant n’est pas de cet avis et le repousse.
Elle se cache. Jupiter et Cupidon la découvrent, et Jupiter joue encore une
fois les séducteurs animales et se transforme en mouche dorée. Euridice tombe
sous le charme. Le nouveau couple boit un verre au bar lorsque débarque le
reste de la troupe au grand complet, le rythme s’accélère, la tension croit
encore d’un cran. Orphée réclame la libération de sa femme, Pluton arrive avec
d’autres serviteurs – ou sont-ce là les animaux sauvages qui normalement Orphée
est censé charmer ? En tout cas, voilà une joyeuse ménagerie de
grenouilles, homards, hérons pour notre plus grand ravissement. Pluton et
Orphée se disputent la Belle, Jupiter tranche alors : elle peut retourner
sur terre, à condition qu’Orphée ne se retourne pas vers elle en chemin. Voici
donc la porte de sortie pour tous les deux : il se retourne, elle peut rester
et devenir Bacchante. Tout est bien qui finit bien, c’est la fête et le fameux
Cancan. Les applaudissements et bravos fusent, le Cancan retentit encore et
encore, et s’il y avait la place dans la salle pour danser, le public se serait
joint à la fête. Une soirée de ravissements, du champagne musical, une douce ivresse qui ne
laisse pas de traces au lendemain – que demander de plus ?
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