Foto: Bayerische Staatsoper
Suzanne Daumann
Jusqu’où va le droit d’un metteur en scène d’opéra d’interpréter l’œuvre
d’un compositeur, un librettiste ? D’abord, en a-t-il le droit ?
Pourquoi un public doit-il aujourd’hui prendre en compte les points de vue de
ces nouveaux dieux du stade, au lieu de voir et d’entendre les œuvres telles
qu’elles ont été créées par leurs auteurs, et former ses propre points de
vue ? Pourquoi, donc, le public de la production de Manon Lescaut de Puccini, au
Staatsoper de Munich, production de cette saison, reprise à l’occasion du
Festival d’Opéra de Munich, doit-il lire sur un écran les remarques très
personnelles de Hans Neuenfels, qui remplacent même dans un cas les paroles du librettiste ?
Pourquoi doit-il voir les chœurs attifé de costumes grotesques, genre de
combinaison grise, aux hanches et popotin énormes, qui rappellent ces statues
féminines préhistoriques ? Et pourquoi, au nom de l’Abbé Prévost, les
mouvements de scène de ces personnages sont-ils en opposition directe avec ce
que dit la musique ? Cela contredit, caricature et distord les propos de
Puccini. Ainsi, lors de la première scène, on peut imaginer à travers la
musique la scène telle que Puccini l’a imaginé, et la discorde entre la vue et
l’ouïe est douloureuse pour le cerveau. Ainsi, le maître de danse de l’Acte 2,
est caractérisé comme un personnage ridicule par la musique et il est superflu
d’en faire un singe pour enfoncer le clou. Par une scénographie (Stefan Mayer) et des costumes (Andrea
Schmidt-Futterer) épurés, qui sont par ailleurs élégants et agréables à
regarder, le metteur en scène veut situer son histoire hors du temps, faisant
fi du fait que la tragédie de Manon est possible seulement dans son contexte
historique. Telle qu’elle est présentée ici, faut connaitre l’œuvre pour
vraiment pouvoir comprendre l’histoire. Tout est comprimé, symbolisé, sauf la
chambre de Manon à l’Acte 2, et la calèche de l’Acte 1, qui par ailleurs est
tirée par des humains, couronnés par des plumes de chevaux de cirque. Tiré par
les cheveux… ?! Nulle auberge, nulle prison, nul quai d’embarquement…
Comment comprendre l’arrestation, la déportation et le comment et le
pourquoi ? L’on reste dans le flou entre le manque et le superflu. Fort heureusement, musicalement cette production est une pure joie, un
sans-faute exemplaire. Alain Altinoglu dirige l’excellent orchestre du Staatsoper
de Munich avec une finesse et une sensibilité qui font friser les cheveux dans
la nuque. Tout Puccini y est : la force dramatique, la finesse intimiste,
la douleur, l’humour… La distribution est tout à fait à la hauteur : le baryton Markus
Eiche, voix de velours noir, incarne Lescaut avec l’énergie impulsive du
personnage ; Roland Bracht, basse, est Geronte, entre dignité et perfidie.
Citons encore Ulrich Reß, ténor remarquable, qui incarne le maître de balle,
ainsi qu’un autre ténor, Dean Power, dans le rôle d’Edmondo. Kristine Opolais est Manon. Sa voix ample, généreuse, ronde et douce
s’accorde parfaitement à celle de son Des Grieux, Jonas Kaufmann. Il est au
sommet de sa forme ces jours-ci, la sonorité plus sombre de sa voix, qui avait
jadis un côté artificiel, semble naturelle et juste aujourd’hui. Tous deux se
donnent à fond, s’abandonnent à leurs personnages, lumineux et rayonnants jusqu’au
plus profond de la douleur. La scène finale, jouée sur une scène entièrement
vide, est d’une rare intensité. Ils sont tous les deux, vêtus de deux-pièces
identiques : ils sont finalemet vraiment réunis, seuls contre tous. Avec
l’orchestre, l’harmonie est parfaite, les plaintes résonnent, l’amour se
déploie une dernière fois dans une ardeur douloureuse, et l’on en reste le
souffle coupé, aussi ému et tremblant que ces deux, là-haut. Tonnerre d’applaudissements, de bravos, de battements de pieds, saluts
interminables : le public remercie ses artistes de leur générosité. Malgré
la mise en scène, une soirée d’opéra formidable.
¡Qué formidable mujer!
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