Werner Gura |
Suzanne Daumann
Pour le week-end Lieder dans le cadre de sa Biennale d’Art Vocal, la
Philharmonie de Paris a invité les meilleurs interprètes de notre temps, dont
le ténor Werner Güra, interprète de Schubert par excellence. Accompagné par Christoph Berner au piano, comme d’habitude, il chante ce
soir cette œuvre emblématique, « Winterreise », le Voyage d’Hiver.
Composé sur un recueil de poèmes de Wilhelm Müller, ce cycle met en scène le
personnage si cher à Schubert, le Wanderer, l’Errant. Un jeune homme a été
refusé par sa bien-aimée, et plein d’amertume et de colère, il quitte la ville
et s’en va par la campagne hivernale. Müller avait trouvé pour toute la palette
des émotions humaines des images frappantes, et Schubert les a mis en musique
de façon congéniale. Tendres souvenirs, désespoir sauvage, fatigue, courage,
cela s’enchaîne et s’entrechoque dans ce cycle. Presque chaque lied est sujet à
un ou plusieurs brusques changements d’ambiance. Werner Güra accorde autant d’importance aux mots qu’aux notes qu’il chante.
Ainsi, il nous emmène à un véritable voyage intérieur. Sa voix chaude, aux
inflexions barytonales, a acquis au fil des ans un timbre moins argenté, plus
ambré. En maître absolu, il s’abandonne avec aisance au monde hivernal de
Schubert. Tel un conteur, il décrit le monde tout en interprétant les
personnages qui l’habitent. Avec Christoph Berner, le duo est rodé, ils
s’entendent quasi télépathiquement. Le pianiste soutient et souligne parfois
discrètement, illustrant au piano la froideur des paysages où erre le chanteur,
évoquant le son des sabots des chevaux de poste, ou le battement d’ailes d’une
corneille. Dès le départ, cet adieu empreint de nostalgie, tendresse et sarcasme puis
de colère dans le deuxième lied, jusqu’à la rencontre finale avec l’étrange
tourneur de vielle, Werner Güra tient son public. Il chuchote, tonne, dessine
des paysages et évoque tous les nuances de l’émotion humaine. Pianissimo,
fortissimo, les notes s’égrènent avec la perfection d’une suite de bulles de
savon, chaque note est une éphémère chose de beauté, et chaque lied est à son
tour une entité à part entière. Le duo n’a peur ni du silence ni de la lenteur.
Pour « Der Lindenbaum » ils ont choisi un tempo quasi stationnaire
qui permet de souffler un peu, et parfois ils permettent à des moments de
silence de renforcer les notes juste entendues et celles à venir. L’on a beau connaître l’œuvre par cœur, l’on se demande tout de même
comment cela va finir. Cela finit avec un personnage énigmatique, un joueur de
vielle sur un lac gelé à qui le protagoniste propose de l’accompagner, et une
petite larme. Cela finit avec un moment
de silence recueilli avant les applaudissements. Un tonnerre d’applaudissements
qui se solde par un bis : les artistes reprennent
« Frühlingstraum », cette chose douce-amère où un tendre rêve est
juxtaposé à l’âpre réalité. L’on sort dans le soleil d’un après-midi parisien, un peu incrédule, après
cette expérience, de voir le monde suivre son cours tranquillement.
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