Foto © Wilfried Hösl
Suzanne Daumman
Certaines pièces,
écrites il y a deux siècles ou plus, ont accompagné leur public au fil des années,
si bien que la dimension contemporaine et le contexte politique se sont élimés
peu à peu, et nous contemplons aujourd’hui des
hommes et des femmes, leurs émotions et relations plutôt que l’air de leur
temps. Dans la nouvelle
production du Staatsoper de Munich, Christof Loy utilise une scénographie sobre
et onirique pour souligner les aspects intemporels de l’œuvre et se concentre
sur la vie interieur des personnages. Le résultat est d’autant plus convaincant
que le chef d’orchestre Constantinos Carydis travaille avec le même sens du
dépouillement. Une certaine âpreté contredit parfois la grâce mozartienne, tout
en faisant ressortir la profondeur des sentiments des personnages. Au début, on
est un peu angoissé par la vitesse effrénée avec laquelle il chasse Figaro et
Susanna à travers les premiers duos, alors que les récitatifs se développent
avec une lenteur tout aussi exagérée. Fort heureusement, ce déséquilibre ne
dure pas longtemps: à partir du premier air de Cherubino la joie s’installe sur
le plateau et dans le public, et l’on redécouvre un des opéras les mieux
connus, maintes fois vu et entendu , comme si c’était pour la première fois.
Une excellente distribution qui, guidé par un metteur en scène motivé, au service de
l’œuvre plutôt que de son ego, comprend le sens de chaque geste et agit en
connaissance de cause - une joie en soi. Alex Esposito au baryton
chaleureux campe un Figaro nuancé, crédible et humain. Il arrive sur scène
sortant d’un théâtre de marionnettes, où Susanna et lui-même jouent la première
scène de l’opéra, comme on sort d’un rêve matinal qui nous joue la journée à
venir, pour se trouver face à son public et se couvre les yeux, épouvanté. Il
porte un complet gris, intemporel comme tous les costumes des personnages -
seul Cherubino arrive d’abord en costume de page exagérément baroque et ensuite
en uniforme couleur moutarde vaguement nazi par les bottes. C’est Solenn’
Lavanant-Linke qui interprète Cherubino avec un charme androgyne de tous les
diables et une voix d’ange. Ce charme androgyne est accentué par les lunettes
de soleil que Susanna lui met à la fin de la scène de déguisement. „Venite
inocchiatevi“ est chanté avec grâce et espièglerie par la voix douce et légère
d’Olga Kulchynska. Sa Susanna est un peu rebelle face à Marcellina, un peu
dépassée par le Comte Almaviva, et pleine d’amour face à Figaro. Majestueuse
par la voix et par son port, profonde et profondément amoureuse de son mari,
telle est la Comtesse d’Almaviva, interprétée par Federica Lombardi. Douée
d’une voix chaleureuse, généreuse, ample, elle surprend par la maturité de son
interprétation - Internet nous apprend qu’elle n’a pas trente ans. Markus Eiche
remplace ce soir Christian Gerhaher dans le rôle du Comte, en l’on n’a rien
perdu au change. Lui aussi saisit tous les aspects de son personnage, entre
désir et surprise, rage et stupéfaction, et les exprime avec une voix puissante
et grave. Toutes les voix sont merveilleuses ce soir et la direction
d’orchestre leur fait amplement justice. L’orchestre est d’une discrétion
exemplaire, beaucoup d’interventions des trois claviers choisis par Carydis
donnent un caractère d’intimité à certains moments. Saluons aussi Chad Kelly au
fortepiano et Andreas Skouras au clavecin et à l’orgue, qui contribuent
grandement au succès de la soirée. Les décors de Johannes
Leiacker sont sobres et d’une simplicité trompeuse: une scène de théâtre en
arrière-plan de biais, avec rideau ou décor de paysage baroque, et en
avant-plan une scène avec quelques
éléments de jeu, et un jeu de portes, symbole onirique par excellence. Ces
portes deviennent plus grandes d’un acte à l’autre jusqu’à ce que, à l’acte IV,
une porte énorme constitue le seul décor. Si la production est belle à voir,
pleine de fougue et amusante, c’est à l’acte IV qu’elle prend tout son sens.
Depuis le début, nous sommes face à des ruptures, des déchirures dans le tissu
de nos habitudes. Maintenant, nous voyons nos habitudes profondément
bousculées: après l’air de Barbarina - adorable et cristalline, Anna El-Khashem
- Marcellina chante non pas „Il capro e la capretta“, mais „Abendempfindung an
Laura“, KV 523. Anne-Sofie von Otter interprète Marcellina avec la juste mesure
de ridicule, dignité et émotion. Lorsqu’elle s’adresse à son fils avec ce lied
merveilleux et sa voix d’or, évoquant sa mortalité, nous sommes face à
l’humanité, sans artifice. Tout aussi honnête, dans un autre registre, l’air de
Basilio, l’éloge à la stupidité. Le jeune ténor Manuel Günther le chante avec
fougue et agilité. Figaro, qui depuis le début doute de plus en plus de
Susanna, s’écroule après son air „Aprite un po’ quegli occhi“, convaincu
qu’elle le trompe avec le Comte. Et maintenant, nous assistons à quelque chose
dont nous avons toujours rêvé: Susanna s’adresse directement à Figaro, et lui
couvre le front de fleurs. Olga Kulchynska chante „Deh vieni, non tardar“ avec
une intensité douce et douloureuse qui touche tous les cœurs dans la salle.
Ainsi, lorsqu’ils se reconnaissent enfin, leur réconciliation a également une
intensité qui va bien au-delà de la performance artistique. Cette intensité
douce-amère se poursuit jusqu’au final, quand sortent, par la porte géante et à
la queue-leu-leu, Cherubino, Barbarina, Marcellina, et finalement Susanna, dans
les habits de le Comtesse, quand le Comte refuse le pardon qu’il doit ensuite
implorer lui-même, et quand finalement se termine la folle journée dans une
invitation à la fête. Une soirée Mozartienne,
somme toute, comme on la voudrait plus souvent, entre rires et émotions, une
soirée d’opéra comme il faut, où tout se tient et d’où l’on sort ému et
enrichi: bravi e grazie tutti!
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